Dans le monde feutré et codifié de l’opéra, une brèche s’ouvre. Une respiration nouvelle, portée par des voix que l’histoire a longtemps réduites au silence ou reléguées à l’exotisme. Ces voix, ce sont celles des artistes autochtones d’Amérique du Nord, et elles trouvent aujourd’hui un nouvel espace de visibilité et de reconnaissance grâce à l’initiative du White Snake Projects (WSP), compagnie d’opéra militante basée à Boston. Après plusieurs années de réflexion, de concertation et de travail collectif, WSP vient de lancer officiellement l’Indigenous Directory for Musical Storytelling (IDMS), un annuaire numérique libre d’accès destiné à faire connaître les artistes autochtones dans le secteur des arts de la scène. Plus qu’un simple outil, ce répertoire veut être un levier de transformation.

Une plateforme pour réparer une invisibilité structurelle
Dans l’univers lyrique, peuplé de traditions séculaires et de récits codifiés, les histoires des peuples autochtones ont souvent été racontées sur eux, rarement par eux. Les représentations étaient souvent réduites à des clichés, sous le prisme du regard occidental — ce que l’on appelle aujourd’hui le “white gaze”.
Cerise Lim Jacobs, fondatrice de White Snake Projects, l’affirme sans détour : « L’IDMS cherche à rendre aux peuples autochtones le contrôle de leurs récits. Trop longtemps, leur musique et leurs histoires ont été déformées ou ignorées dans les arts vivants. Il est temps de changer cela. »
Grâce à cette plateforme, des artistes issus des nations autochtones pourront créer leur propre profil, y publier leur biographie, des photos, des vidéos, leur démarche artistique, leurs contacts professionnels… Un véritable portfolio numérique, pensé pour valoriser une grande diversité de métiers artistiques : chanteurs, compositeurs, metteurs en scène, costumiers, éclairagistes, scénographes, enseignants, régisseurs…

Photo : Cerise Lim Jabobs (Manon Halliburton Photography )
Une mise en réseau pour favoriser la création
Derrière l’idée de visibilité se dessine une volonté plus large : celle de reconnecter. L’IDMS vise à faciliter les rencontres, les collaborations, les commandes, les embauches. Il s’adresse autant aux artistes qu’aux institutions culturelles en quête de partenaires. En offrant un espace commun, le projet brise l’isolement, et propose une alternative concrète aux logiques d’exclusion ou de cooptation.
Sheila Rocha, membre du comité de pilotage de l’IDMS et artiste elle-même, salue cette avancée comme un jalon historique : « C’est bien plus qu’un annuaire. C’est un outil de souveraineté artistique. Une manière de tisser des nations par l’art. Grâce à ce projet, nous pouvons enfin construire un réseau vivant et nous montrer tels que nous sommes : créateurs, professionnels, membres actifs de la société contemporaine. »

Un projet à la croisée de l’art et du militantisme
White Snake Projects n’en est pas à sa première action forte. La compagnie s’est fait connaître ces dernières années par des créations engagées comme « Is This America? », une œuvre autour de Fannie Lou Hamer et des droits civiques, ou « White Raven, Black Dove », une œuvre en préparation sur le thème du climat. Chez WSP, l’opéra n’est pas un divertissement élitiste, mais un art en prise directe avec les questions sociales et politiques du moment. Le lancement de l’IDMS s’inscrit dans cette logique de civic practice, un concept au cœur de la mission de WSP : créer non seulement des œuvres artistiques, mais aussi des ponts durables entre les artistes, les activistes et les communautés marginalisées. Le projet bénéficie du soutien d’Opera America, du North American Indian Center of Boston et de la Mellon Foundation.
Marc A. Scorca, président de l’organisation Opera America, ne cache pas son admiration : « Ce répertoire est une avancée majeure. Il permettra de faire entrer davantage d’artistes autochtones sur les scènes lyriques du pays. Il enrichira toute la discipline. »

Une invitation à participer, un appel à transformer
Désormais en ligne (www.theidms.org), la plateforme est ouverte à toutes les personnes autochtones œuvrant dans les arts de la scène, qu’elles soient en début de carrière ou confirmées. Les structures culturelles, festivals, opéras, écoles d’art, radios, compagnies indépendantes… sont également invitées à consulter le répertoire pour élargir leurs pratiques de recrutement et d’invitation artistique. Car c’est bien d’un changement structurel qu’il est question. Il ne suffit plus de “mettre en valeur” les cultures autochtones lors d’événements ponctuels. Il s’agit, comme le résume Cerise Lim Jacobs, de décoloniser la narration musicale, d’ouvrir les portes de l’opéra à d’autres récits, d’autres formes, d’autres sensibilités — contemporaines, ancrées, vivantes.
Pour conclure : plus qu’un outil, un acte de réparation

Il faut sans doute entendre dans cette initiative une double promesse : celle d’un futur artistique plus juste, mais aussi celle d’une reconnaissance longtemps attendue. À l’heure où l’on rediscute les récits nationaux, les héritages culturels et les mémoires collectives, le White Snake Projects rappelle que l’art peut être un lieu de réparation, de réinvention et d’avenir. L’IDMS n’est pas seulement un site web. C’est une déclaration. Une invitation à écouter autrement. Et surtout, à laisser les artistes autochtones raconter leur propre histoire.
Pour aller plus loin :
- Plateforme : www.theidms.org
- White Snake Projects : www.whitesnakeprojects.org
— Un monde où l’opéra devient aussi un espace de justice. Un monde à portée de voix.