Dans les rues apparemment stériles de West Orange, dans le New Jersey, un jeune épervier de Cooper a bouleversé les idées reçues sur la cohabitation entre ville et nature. Ce rapace forestier, traditionnellement discret et adapté aux environnements boisés, a fait preuve d’une intelligence et d’une capacité d’adaptation hors du commun : il a appris à utiliser les feux de circulation et les signaux sonores pour tendre des embuscades à ses proies. Une stratégie inédite qui témoigne d’une faculté étonnante à intégrer les infrastructures humaines à ses techniques de chasse.
Quand le vivant investit la ville – On croit souvent que la ville est un espace stérile, défavorable au développement de la vie sauvage. Or, les écosystèmes urbains, bien que transformés, ne sont pas vides : ils regorgent de formes de vie qui, jour après jour, réinventent leurs habitudes pour survivre, voire prospérer, au cœur du béton. Corvidés, pigeons, goélands, faucons et même certains mammifères développent des comportements inédits face aux pressions urbaines. L’épervier de Cooper (Accipiter cooperi), rapace américain au regard perçant, en est l’illustration la plus spectaculaire.
Un chasseur opportuniste et méthodique – Dans une étude récemment publiée dans la revue Frontiers, le zoologiste Vladimir Dinets rapporte un comportement jamais observé auparavant chez un épervier de Cooper. Entre 2021 et 2022, dans une zone résidentielle de West Orange, ce jeune rapace a régulièrement été vu posté dans les arbres proches d’un carrefour. Là, il attendait patiemment le moment où le feu piéton passait au rouge. Mais ce n’est pas un simple changement de lumière qui guidait son attaque : l’épervier avait appris à reconnaître le signal sonore destiné aux piétons, qui précède l’allongement de la file de voitures. Ce son était pour lui un indice fiable qu’une couverture visuelle allait bientôt se former — la suite de véhicules arrêtés à l’intersection. Dès lors, dissimulé derrière les voitures, il lançait une attaque à très basse altitude le long du trottoir, effectuant un virage brusque pour fondre sur des moineaux, tourterelles ou étourneaux attirés par les miettes jetées au sol.
La ville, nouveau terrain de chasse – L’épervier de Cooper n’en est pas à sa première incursion en milieu urbain. Depuis les années 1970, on observe un phénomène de colonisation des villes par certaines espèces de rapaces, y compris cet Accipiter, généralement forestier. En quête de nouveaux territoires et profitant de la prolifération d’oiseaux citadins, il s’est installé dans les parcs, les quartiers résidentiels, et désormais, dans des carrefours urbains. Ce comportement n’est pas anodin : il révèle une planification spatiale complexe et une capacité d’apprentissage rarement documentées chez les rapaces. Le jeune épervier de West Orange ne se contente pas d’observer, il anticipe. Il associe un signal acoustique à un effet visuel (la formation d’une file de voitures), puis adapte son itinéraire de vol et son timing pour maximiser ses chances de succès. Une stratégie jusqu’ici réservée, dans les observations cientifiques, aux corvidés et à certains mammifères comme les renards ou les ratons laveurs.
Le règne des animaux ingénieux – Ce phénomène s’inscrit dans une tendance plus large. Les oiseaux urbains rivalisent d’ingéniosité pour survivre et tirer parti des infrastructures humaines. Les corbeaux et corneilles, par exemple, déposent des noix sur la chaussée pour les faire écraser par les voitures. Les goélands synchronisent leur recherche de nourriture avec les horaires de cantines ou l’ouverture des centres de tri. Les rapaces, eux aussi, innovent : le faucon crécerelle utilise les lampadaires comme perchoirs pour chasser de nuit des proies désorientées par la lumière artificielle. Ces adaptations témoignent d’une flexibilité comportementale remarquable, révélant combien la frontière entre nature sauvage et environnement urbain est plus poreuse qu’il n’y paraît.
Quand la ville nourrit l’évolution – La ville ne se contente pas d’être un théâtre d’adaptation ponctuelle. Elle devient, pour certaines espèces, un moteur d’évolution. En forçant les individus à changer de stratégies, à développer de nouveaux réflexes, voire à intégrer des éléments artificiels dans leur comportement instinctif, les milieux urbains façonnent la trajectoire de l’évolution. Dans ce contexte, le cas de l’épervier de Cooper fait figure de laboratoire vivant : il soulève des questions essentielles sur la manière dont les espèces vont intégrer — ou non — les éléments anthropiques dans leur développement futur. Le fait qu’un rapace, souvent considéré comme très dépendant de son environnement naturel, parvienne à transformer un feu piéton en allié stratégique illustre une forme de résilience et d’intelligence peu commune.
Une cohabitation à repenser – Ce comportement singulier appelle à reconsidérer la place de la nature en ville. Plutôt que de penser l’urbanisation comme une opposition au vivant, certains chercheurs appellent à développer des infrastructures plus perméables, capables d’accueillir et d’intégrer les espèces sauvages dans le tissu urbain. En comprenant mieux les comportements d’espèces comme l’épervier de Cooper, on peut imaginer des villes où la cohabitation ne serait pas subie, mais organisée. Des zones de chasse protégées, des habitats arborés intégrés au plan urbain, ou des horaires de limitation du trafic pourraient contribuer à une symbiose entre humains et animaux urbains.
L’oiseau, le signal et la ville – L’histoire de ce jeune épervier de Cooper n’est pas qu’un fait divers animalier. Elle est un signal faible mais puissant : celui d’un monde où le sauvage ne recule pas toujours face au béton, mais apprend à danser avec lui. Un monde où, derrière le ronronnement d’un moteur ou le bip strident d’un feu piéton, un prédateur silencieux affûte sa stratégie, prouvant que l’intelligence du vivant ne cesse de nous surprendre.
Dans le vacarme des villes, le cri du fauve n’a pas disparu. Il s’est adapté.
Photo : Fyn Kynd (Flickr)