Parler de tradition, c’est souvent entrer sur un terrain miné. Le mot sert d’étendard, d’excuse, d’arme politique, de marqueur identitaire ou même de refuge pour celles et ceux qui se sentent bousculés par la modernité. Il évoque à la fois le respect des ancêtres, la répétition des gestes et l’attachement à « ce qui a toujours été ». Mais que recouvre réellement ce terme dont la force symbolique semble parfois dépasser le simple fait culturel ? Et comment se fabriquent, vivent et meurent ces traditions que nous chérissons ou contestons ?
Qu’est-ce qu’une tradition ?
Le mot vient du latin traditio, « l’action de transmettre », dérivé de tradere, « livrer, remettre » . Il désigne donc au départ un mouvement, un passage, un acte de relais entre générations. Une tradition n’est pas qu’un rituel : c’est d’abord une forme de mémoire vivante, transmise « par le passé jusqu’au présent » sous forme de paroles, de gestes, de récits ou d’objets. Comme le rappelle sociologue Randall Collins, une tradition est à la fois ce dont on se souvient et ce avec quoi on s’identifie, le fruit d’une communauté qui se reconnaît dans un patrimoine commun, réel ou reconstruit .
En somme : une tradition n’existe que si une communauté la reconduit et décide d’y voir une part d’elle-même.

Comment naît une tradition ?
Il existe plusieurs voies :
Par accumulation lente : Certains gestes se répètent parce qu’ils fonctionnent, rassurent ou rassemblent. On finit par dire « cela s’est toujours fait », même si personne ne sait depuis quand ni pourquoi. Beaucoup de rituels agricoles ou artisanaux sont nés ainsi.
Par reconstruction : Au fil du temps, des communautés peuvent s’inventer des ancêtres communs et se forger des lignées symboliques — Weber l’avait déjà observé dans des tribus qui « fabriquaient » des ancêtres pour consolider leur unité politique .
Par décision politique ou religieuse : Certaines traditions sont instituées : fêtes nationales, commémorations, rituels religieux. Elles ont une date de naissance précise, même si elles se présentent parfois comme immémoriales.
Par réaction : Face à un changement, une communauté peut réaffirmer un trait culturel comme marqueur identitaire. La tradition naît alors du besoin de se distinguer. Ainsi, une tradition n’est jamais le simple prolongement du passé : elle est toujours une création du présent.
Comment une tradition meurt ?
Les traditions ne disparaissent pas d’un coup ; elles s’érodent. Plusieurs mécanismes :
Perte de sens : Lorsque le geste n’a plus de fonction, il devient décoratif, puis encombrant, puis oublié.
Conflit avec les valeurs contemporaines : Les traditions impliquant violence animale ou exclusion sociale sont fragilisées par l’évolution des sensibilités. L’exemple le plus connu est la terrible tradition d’Ypres, où l’on jetait des chats vivants depuis le beffroi — un rituel supposé chasser le mal ou les forces diaboliques. Elle fut interdite au XXᵉ siècle et n’est plus aujourd’hui qu’une reconstitution symbolique, avec des peluches. L’enseignement est clair : une tradition cesse d’exister lorsque la société cesse de l’accepter.
Rupture de transmission : Si une génération ne prend pas le relais — par désintérêt, rejet ou oubli — la tradition s’éteint.
Évolution interne : Parfois, la tradition ne meurt pas : elle se transforme. Les carnavals, fêtes religieuses ou pratiques culinaires en sont de bons exemples.
La tradition dans les religions : un socle, mais aussi un champ de débat
Dans les grandes religions, le mot « tradition » a un sens fort : il désigne la transmission des doctrines, des récits fondateurs, des rites et de l’autorité. La tradition peut y être orthodoxe, c’est-à-dire présentée comme immuable, incapable de changement, « appliquée à la lettre » et non discutable . Elle peut aussi être interprétative, où les croyants réactualisent les textes et les usages selon leur temps. Là encore, la tradition n’est jamais figée : le judaïsme rabbinique, le catholicisme post-conciliaire ou l’islam réformiste montrent que repenser la tradition ne signifie pas l’abandonner, mais lui redonner sens dans le présent.

Créer une tradition : une idée moins étrange qu’il n’y paraît
Créer une tradition est possible — et cela arrive plus souvent qu’on ne le croit. Certaines traditions paraissent anciennes mais sont en réalité très récentes : kilt écossais standardisé au XIXᵉ siècle, folklore breton réinventé à partir de 1900, fêtes locales créées par des municipalités pour attirer les touristes, etc.
Pour « fabriquer » une tradition, il faut :
- Un récit (même flou, même mythique)
- Un rituel reproductible
- Une communauté prête à s’y identifier
- Une transmission organisée (familles, médias, écoles, institutions)
La tradition n’est donc pas qu’un héritage : c’est aussi une construction sociale.
Quel est le rôle des traditions dans la société ?
Elles remplissent plusieurs fonctions essentielles :
Elles créent du lien : Elles rassemblent dans un monde fragmenté.
Elles transmettent des repères : Elles disent ce qui compte, ce qui est sacré, ce qui doit durer.
Elles offrent une continuité : Dans des sociétés où tout change vite, elles garantissent une forme de stabilité.
Elles peuvent structurer l’action politique : La tradition sert souvent de référence pour justifier une position, protéger une pratique ou en interdire une autre. la tradition est souvent associée au mot “valeur”, et ces valeurs sont loin d’être immuables ; elles évoluent avec les mentalités et les sociétés .

Qu’est-ce qui n’est pas une tradition ?
- Une mode
- Un phénomène éphémère
- Un argument marketing
- Une habitude purement individuelle
- Une innovation présentée comme « traditionnelle » pour gagner en légitimité (cela arrive très souvent)
Une tradition exige une collectivité, une durée et un sens partagé.
Tradition vs modernité : un faux duel ?
Depuis le XIXᵉ siècle, de Tönnies à Weber en passant par Durkheim, on oppose tradition et modernité comme deux mondes incompatibles. Or, comme le montrent les sociologues, les traditions ne s’opposent pas nécessairement au changement. Même les mouvements les plus révolutionnaires créent leurs propres traditions, leurs héros, leurs dates fondatrices, leurs récits mythiques . La modernité s’accompagne donc de nouvelles traditions, et la tradition peut être modernisée, adaptée, transformée.

Les traditions sont-elles politiques ?
Toujours.
Elles peuvent être mobilisées pour :
- défendre des pratiques (ex. chasse à courre, corrida)
- justifier des interdits (ex. symboles LGBTQ+ refusés par « tradition » dans certains milieux sportifs)
- renforcer une identité nationale
- fédérer un parti ou un mouvement
- exclure (parfois) au nom de la « culture »
Mais elles servent aussi à créer du commun, à transmettre un héritage, à structurer la mémoire collective. En politique, la tradition est à la fois un outil et un symbole.
Repenser les traditions : nécessaire mais pas destructeur
Les documents fournis le disent clairement :
Repenser une tradition ne signifie pas la rejeter, mais lui redonner sens dans le présent .
Ce travail critique est indispensable :
- parce que les valeurs changent
- parce que les sensibilités évoluent
- parce que nous savons aujourd’hui ce que nous ne savions pas hier
- parce que toutes les traditions n’ont pas la même légitimité morale
Il ne s’agit pas de condamner rétrospectivement le passé, mais de questionner ce que nous voulons transmettre.
Conclusion : un héritage actif
La tradition n’est ni une relique fossilisée ni une autorité éternelle. C’est un dialogue entre les morts, les vivants et ceux qui viendront après. Elle n’a de sens que si nous la revisitons, si nous l’adaptons, si nous lui donnons une direction nouvelle. Les traditions ne valent que si ceux qui en sont dépositaires leur redonnent du sens au présent.
C’est peut-être là leur vraie force : elles ne cessent de renaître.

